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Mon andouille de frère René |
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Bon, comment te dire, en essayant de rester un peu élégant, of course je me hais, ou plutôt je hais ce type, qui n'est pas moi, rien à voir, ce taré d'inconnu, ce sale con, ce frimeur gras des joues et blanc de poil, tête à claques, contrairement à moi qui ai le visage buriné, les cheveux à peine poivre et sel avec encore assez peu de sel, moi qui ai un charme évident, tu peux demander, tout le monde te le dira, cet individu grotesque, on dirait à la rigueur une espèce de cousin de Vichy, ou peut-être mon andouille de frère René, d'une enfance heureusement lointaine et floue, de ces frères qui tournent mal en suralimentés joviaux, comme la plupart des frères, écoute, Olivier, je suis d'accord qu'il peut être intéressant de montrer quelqu'un sous un jour inhabituel, une autre facette de lui, oui, mais quand ce n'est pas du tout lui, aucun rapport, au contraire, |
non, sois raisonnable, jette à la poubelle, pense à autre chose, c'est pas grave, on a perdu un peu de papier, un peu de produits, mais bon, la vie est longue, on se reverra, et déjà si au moins tu remettais du foncé, sur la figure, du contraste, comme j'en ai dans la vie, je t'assure, ce serait un peu moins lunaire, moins fadasse, moins praline, parce que dans le réel je ne suis ni praline ni fadasse ni lunaire, je te promets, écoute, je ne sais pas pourquoi tu veux me carboniser à ce point, tu m'en veux, dis-moi, une vieille histoire de fille entre nous que j'aurais oubliée, une nuit à Strasbourg, peut-être Maïa, ou Ludivine, ma foi, en tout cas, si ce n'est pas par méchanceté, pas exprès, même pas, je te le dis, cette photo, c'est grave, crois-moi, j'aurai du mal à m'en relever, et ceux qui disent qu'il n'y a que la vérité qui fâche, c'est encore une ânerie, parce que moi, ce qui me hérisse, c'est le faux, comme quand ces moins qu'eux-mêmes, dans leurs colonnes, |
me disent malin ou dilettante aisé, je veux bien qu'on ne m'aime pas, mais pas à cause de faux témoignages, bien assez de vraies raisons pour me honnir, pas besoin d'aller en chercher d'autres, bon, écoute, en gros, pour te résumer, avec ça tu peux me faire chanter, je te jure, dis-moi, tu veux quoi, combien, quand, où, et si jamais tu maintiens cette photo-là, ce sera sous peine de poursuites, et je cours vite, poursuites effrénées dans la rue en bas de chez toi, maintenant je sais où tu habites, il faudra bien que tu sortes. Voilà, Olivier, mon projet de texte pour la photo que tu m'as envoyée, je vais te dire, j'ai surtout ri en me voyant, je suis bien sûr d'accord pour cette photo, pas de problème, mais tu m'as dit qu'on pouvait t'engueuler, alors tu parles que j'allais me gêner, mais c'est pour rire, bien sûr, et je t'embrasse bien. Jacques SERENA |
L'autorité, ici, c'est Olivier Roller qui la détient de plein droit, comme la propriété de l'image. Placée au centre apparemment, en réalité placée à la lumière simplement pour en capter les rayons et les renvoyer vers la cellule de l'appareil photographique, on se retrouve objet. L'autorité, c'est-à-dire la signature, voilà ce qui a été cédé : on se retrouve signée Roller, marquée d'un style. La mode a passé de la représentation du corps admirable : le magnifique n'émeut plus, c'est la faiblesse qui touche, où désormais va se loger, paraît-il, l'humanité. On est montrée dans sa lassitude, bientôt assombrie, déjà affaissée, ça se voit et c'est juste : on a plié l'échine. L'autorité habite la colonne vertébrale, c'est animal, on ne l'a plus ; et on est montrée dans son tassement, dominée, dirigée par le rapport privilégié de l'objectif à la lumière, dessinée par l'ombre, territoire de la lumière, voilà ce qu'on est, un corps comme ça, sur cette image, placé au service de la sensibilité photographique d'un carré de gélatine. |
rien que du sable et du silence. Je ne sais pas me reconnaître sur cette image. Je n'ai pas bien le sentiment d'avoir un lien originel avec ce corps représenté dont je sais qu'il est le mien. Il m'est impossible de lire ce visage, de lire cette attitude, comme il m'est impossible de lire mes écrits. Ce que dit le regard fixe, ce que disent les mains lâches, ne m'est pas destiné ni d'ailleurs à Olivier Roller, ni à personne. Je me vois comme une énigme : moi sans ma vie. Les quelques portraits de moi que les amis me donnent, je les insère dans mon album des inconnus : portraits de famille, portraits de groupe, portraits posés ramassés dans les poubelles, aux puces, portraits de gens qui m'émeuvent sans m'être rien. C'est la même chose sur cette image : je ne me suis rien. Et ça me plaît de me voir comme une autre, soulagée de moi, déposée, incompréhensible. |
Un message en suspens, voilà ce qu'est une énigme. Pour que ce portrait s'affranchisse de la signature de Roller et me relie, émotionnellement, aux regards inconnus, l'image dit vrai, il me faut passer du côté de l'angle noir : disparaître. C'est la raison pour laquelle je ne peux pas me voir en portrait et c'est la raison pour laquelle j'aime cette image, dans sa pureté janséniste, qui dit que tout portrait photographique est une vanité. J'aime me voir au passé. C'est comme ça que me montre cette image et c'est juste : je traîne un peu, c'est vrai, je m'accroche au mur de la clarté ; j'appartiens à l'angle noir. « À la fin il n'y a plus d'homme : rien que du sable et du silence. » (extraits) NICOLE CALIGARIS
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(...) Comment arracher le portrait à l'académisme dont il est menacé par les règles qui lui sont immanentes - exactitude, centralité, concessions inévitables, apparemment, aux modes passagères, à la contingence de l'instant ? D'abord, en dépouillant le sujet du vêtement qui parlerait de son ancrage social, de l'heure qu'il est, de ce qu'elle ajoute aux images qu'on regarde, lorsque le temps a passé. Les visages de la Belle Epoque portent, à nos yeux - je l'ai dit- le reflet de la tragédie que les leurs ne voient point et qui va les emporter. Et l'on ne peut s'empêcher de trouver à ceux de l'entre-deux-guerres quelque chose de sinistre et de bas - Mauriac, dans son Cahier noir, évoque, en temps réel, « la France du Pernod et du bordel »- qui annonce la défaite et l'occupation, l'humiliation de tout un peuple. Mais le temps, l'histoire n'est pas, on le sait, une fête costumée. Michelet, le premier, a montré qu'elle s'inscrivait dans nos plus intimes fibres. Les corps accusent, dans leur registre propre, la passion dont les âmes et les coeurs ont brûlé. Le duc Emmanuel, écrit-il, est «bossu de Piémont, ventru de Sardaigne », Robespierre, d'une propreté féline, saturé d'énergie sèche, comme une pile galvanique, « un chat ». Même dépouillée de ses oripeaux, notre chair porte le chiffre, reflète la lumière de son temps. Le nôtre, s'il diffère des précédents, c'est pour avoir conscience de déterminations qui leur restèrent cachées, parce qu'il vient après.
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Un photographe de maintenant doit compter avec cette vérité. Si le regard est le miroir où se reflètent l'âme et le monde, le portrait, pour être contemporain de l'époque étrange, désenchantée, où nous sommes entrés, sera pris les yeux fermés. Et puis, un curieux dispositif en carton, qui disperse la lumière, boira les ombres, répandra sur le visage la pâleur inhumaine des défunts. C'est que les gens de mon âge sont morts, bien malgré eux, à la plupart des grands desseins qu'ils avaient formés. Le chapitre qu'ils pensaient écrire, est resté impublié. Les faces blêmes, aux yeux clos, d'O. Roller, sont celles d'hommes à l'espoir détruit, de «cadavres qui marchent ». Une dernière chose, qui n'apparaît pas dans ses portraits mais qui en est la cause : c'est l'implication subjective intense qui s'ajoute à la composante mécanique, objective, du portrait. La plupart des photographes adoptent la neutralité affective, la distanciation inhérentes à l'usage d'un automate. En cela, ils s'inscrivent dans le processus mutiséculaire de rationalisation de l'existence et l'on se souvient que le philosophe d'origine écossaise, David Hume, définissait la raison, avec une parcimonie réjouissante : « un jugement calme ». |
O. Roller entend fixer la physionomie d'une heure déconcertante entre toutes, mais historique, comme toutes les heures, qui est celle de la grande désillusion. Il n'y a d'objet, on le sait, que pour un sujet et c'est de l'autre, pour reprendre une formule de Lacan, que nous recevons notre message sous sa forme inversée. S'agissant de rendre visible l'espérance morte enfouie dans nos coeurs, il revient au photographe de faire l'appoint. Pour priver le sujet de vouloir, d'expression, presque de vie, O. Roller entre en transe. Sa voix s'enfle, sa respiration se fait tumultueuse, ses injonctions tyranniques. Une frénésie l'empoigne. Il appuie sur le bouton à l'acmé d'une danse chamanique qui laisse le sujet béant, comme exsangue, et l'opérateur geignant, hagard, époumoné. A ce prix, l'essence d'un moment, le nôtre, peut migrer dans la photographie. Celle-ci témoignera du désenchantement de l'existence, de l'absence au monde où notre génération est entrée, de son vivant. (extraits) PIERRE BERGOUNIOUX |
On raconte n'importe quoi sur la photographie. Elle est toujours l'occasion de disgressions interminables auxquelles je ne comprends rien. « La photographie capte le réel », « la photographie ne capte jamais le réel, juste sa représentation », « ici l'image est trompeuse, car en deçà de l'évocation visible », blablabla... Dans tous les livres de photos, il ne faut jamais lire l'introduction, généralement compliquée, qui vient parasiter la seule présence de ce que l'on voit. Reste cette photo de moi. Elle est double. Sur l'une, j'affiche une peur bleue. Sur l'autre, l'assurance des-filles-bien-dans-leur -peau. Alors, capte le réel ou capte pas ? Aucune importance. Ramener la photo à moi n'amènera rien. En revanche, la ramener au photographe, ça peut mener à quelque chose. Qu'est-ce qu'il a vu ? Qu'est-ce qu'il a senti ? Car c'est bien son regard, plus que le mien, qui est loquace. Le mien, il est évident : effroi et contentement. Bon. Mais le sien ? Est-ce qu'il n'était pas, en premier, plein d'effroi et de contentement ?
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Peut-être qu'on prend en photo comme on écrit un livre. Les sentiments de l'artiste malaxent dans sa tête, descendent jusqu'au bras, fourmillent dans le doigts, et ça y est : ce fatras d'émotions déborde sur les mots ou l'image. Ce sont des supports. Des vecteurs. Des éponges. Parfois elles suintent, parfois elles restent sèches. Ici, l'éponge est sacrément imbibée. Je n'ai pas peur de l'objectif. C'est lui qui a peur de moi. Il sursaute. Il se recule. Et c'est toute sa peur qu'il projette sur mon visage.
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Je ne souris pas à l'objectif. C'est lui qui me sourit. Il cajole. Il s'approche. Et c'est toute sa joie qui vient étirer ma bouche. Mais alors, pourquoi deux photos ? Parce que. Et c'est tout. Ce jour-là, apeuré et charmé. C'est comme ça. Le photographe voulait. On ne définit pas les humeurs d'un regard. Puisque ce sont elles qui nous définissent.
CLARA DUPONT-MONOD |
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XAVIER PERSON |
Je ne sais pas qui est la fille sur cette photographie CECILE GUILBERT |
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