Je n'ai pas
connu mon père, je regarde ma
mère, je la photographie, nous ne nous
parlons pas, presque pas. Je sais que ma
mère a détruit les photographies
qu'elle avait gardées de mon père
et je photographie ma mère, je regarde ma
mère au visage et la haine et l'amour
font l'obscurité de son visage, sa
dureté. Je ne me suis pas battu contre
mon père, je n'ai eu que ma mère
à aimer, je n'ai pas pu ressembler
à mon père, je n'ai pas grandi
dans son regard et je regarde ma mère, je
m'interroge quant à son silence, je le
photographie et je déteste cette femme
autant que je l'aime, je crois que j'aimerais la
photographier comme on se bat, comme on porte
son poing au visage de son père et ma
mère, elle, a connu mon père, ma
mère, je l'imagine, s'est battu contre
mon père et dans son silence elle garde
le secret du visage de mon père dans
l'amour, ma mère a fait l'amour à
mon père et je regarde ma mère
à l'instant de la photographier, je
regarde ma mère et je ne vois pas tout,
je la photographie, je n'ai jamais vu mon
père et je photographie ma mère,
je regarde ma mère sans bien voir, je
possède le silence de ma mère dans
une photographie. Je ne reconnais pas ma
mère et je la photographie et si je
voyais mon père je ne le verrais pas, je
m'approche de ce visage que je ne reconnais pas
pour celui de ma mère, je vois bien que
cette femme n'était pas ma mère au
moment où mon père la regardait,
je vois bien que cette femme n'a pas toujours
été ma mère, je vois bien
qu'elle est ma mère sans que je sache
rien d'elle alors je la photographie pour
m'approcher, je cherche à voir les yeux
de mon père dans ceux de ma mère,
je ne vois rien à un moment qu'un visage,
je le photographie, j'aimerais le photographier
comme nous naissons de nos mères sans
rien voir au départ que la
lumière, cette obscurité que je
photographie. Je n'ai pas envie d'aimer cette
photographie, je la regarde avec méfiance
car le silence d'une mère
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est un puits
sombre, un appel souterrain qui fait qu'on
pourra passer toute une vie à
photographier des visages, on n'y verra pas
forcément plus clair, on continuera
d'être happé par ce silence. Je
n'aime pas photographier ma mère au
visage, elle n'est pas mon père et entre
nous c'est la guerre, c'est l'amour muet, cette
torsion sombre du silence. Je n'aime pas ma
mère sur cette photographie, je n'avais
jamais vu si clairement que la photographier
était une question de vie ou de mort et
je la photographie de très près,
je regarde la mort de près dans cette
photographie de ma mère et je ne peux pas
dire que je l'aime, je ne m'en détourne
pas facilement et ma mère et moi nous
nous taisons, nous ne parlons pas de l'absence
de mon père et je la photographie, je
photographie la disparition de mon père
dans la violence du visage de ma mère,
dans cette tristesse arrêtée, cette
suspension en quoi consiste le visage de ma
mère, cet amour inabouti. Je regarde
peut-être cette photographie de ma
mère pour l'aimer, il n'est pas certain
que j'y parvienne jamais, sinon dans sa mort
alors je la photographie, nous nous taisons,
nous ne parlerons jamais, ma mère et moi,
de ce que l'un et l'autre nous voyons dans cette
photographie et peut-être que ma
mère et moi nous nous regardons sans rien
voir, nous nous regardons et si je photographie
ma mère je cherche à me voir, je
cherche à voir en quoi je lui ressemble,
n'ayant jamais connu mon père, l'ayant vu
sans le voir, avant qu'il ne disparaisse de ma
vue, je regarde dans cette photographie en quoi
je ressemble à mon père pour
l'aimer et l'amour de ma mère est sans
issue, photographier est se placer face à
un visage toujours, face au mur d'un visage, je
dirais que photographier est une question que
l'on pose à l'amour et je photographie ma
mère.
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